Les prostituées lyonnaises squattent l’UNESCO
Gregory Fiori pour Lyon Capitale, 12 janvier 2000
Les prostituées lyonnaises ont fait le mardi 13 mai, une entrée fracassante dans l’une des salles de l’Unesco à Paris. La Fondation Jean et Jeanne Scelles, une association qualifiée d’abolitionniste par l’un de ses membres (lire entretien avec Sandra Rajet) y tenait en effet un colloque placé entre autres, sous le haut patronage du Parlement européen s’intitulant : "Peuple de l’abîme, la prostitution aujourd’hui". Scandalisée par un tel intitulé, qui fait référence aux enfers, l’association lyonnaise Cabiria, qui mène des actions de santé communautaire sur le terrain, avec et pour les prostituées, s’est incrusté de force à la réunion. "Les personnes qui ont organisé ce colloque ne veulent pas nous entendre, parce qu’elles nous considèrent comme des aliénées, des personnages en marge de la société", explique Claire (lire entretien) membre de l’association. "Encore une fois, les principales concernées sont exclues du débat", ajoute-t-elle, mais Cabiria a bel et bien corrigé cette injustice avec pertes et fracas, renouant ainsi avec la tradition militante des prostituées lyonnaises. En 1975, les Lyonnaises s’étaient en effet déjà distinguées, en occupant l’église Saint-Nizier pour protester contre l’emprisonnement de quatre consoeurs. Pour mener l’opération vengeresse, leurs homologues de l’an 2000 ont utilisé une méthode qui leur est maintenant familière. Elles ont travaillé sur Internet avec un réseau d’organisations de plusieurs villes en France et dans le monde. Ainsi à Paris, c’est une cinquantaine de prostituées et de membres d’associations tels que le Bus des femmes, le PASTT, Rubis, qui se sont pressées aux portes du colloque avec la bénédiction d’associations étrangères comme Coyote aux États-Unis. Le résultat a été très efficace. Le cortège composé d’une quinzaine de Lyonnaises a forcé l’entrée de la réunion, effectuant un zapping (1) à la Act-Up (une association partenaire). "On a squatté la tribune, les micros", commente Claire avant d’évoquer le bordel organisé à coup de "cornes de brume, de sifflets". Et même si certaines personnes dans la salle ont applaudi ces intervenantes surprises, cette journée a surtout été l’opposition de deux points de vue antagonistes.
Un débat européen
La vieille question de la place que doit occuper la prostitution dans nos sociétés est en effet actuellement relancée. À l’origine de ce regain d’intérêt, on trouve l’horreur des mafias, qui effectuent une véritable traite d’êtres humains à travers le monde. On estime par exemple que plus de 500 000 femmes de l’Est se prostituent dans les villes d’Europe occidentale et Lyon ne déroge pas à la règle (2). Les deux tiers d’entre elles seraient d’ailleurs sur le trottoir contre leur gré et cela se solde parfois par des drames comme celui de Ginka, une jeune Bulgare de 19 ans, kidnappée dans son pays et retrouvée lardée de coups de couteau près du périph’ à Paris. Les mafias profitent en tout cas de l’hétérogénéité des lois au sein de l’Union européenne, et de l’absence de frontières dans l’espace Schengen. C’est, entre autres, pour parer à cela que les quinze pays membres vont se retrouver à Vienne, début juin, pour mettre au point une convention sur la criminalité transnationale. "Pour que nous avancions mieux au niveau international, il faut que nous arrivions à avoir, notamment au niveau européen, une conception unique de la prostitution", a en effet déclaré Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité. Le débat sur le statut que doit revêtir la prostitution en Europe, tourne très vite, dans ce contexte, en faveur des abolitionnistes qui dénoncent la prostitution comme une forme d’esclavage. Le problème, c’est que cette tendance ne fait pas de distinction entre prostitution libre et prostitution forcée. Et alors que de nombreuses personnalités, comme la femme du Premier ministre Sylviane Agacinski ou le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, apportent leur soutien à cette cause, la voix des prostituées lyonnaises s’élève. "J’ai choisi moi-même mon métier, je suis une travailleuse du sexe", affirme Claire haut et fort, tout en prenant le contre-pied des abolitionnistes.
L’élaboration d’un statut
Elle rappelle ainsi qu’une prostitution traditionnelle, même si elle est marginale, existe toujours en parallèle des réseaux internationaux, que des femmes vivent en France de leur corps et ce, de leur propre gré. "On pourrait nous définir comme thérapeute sexologue, pour avoir un lieu de travail et ne plus être exploité", ajoute Claire qui milite avec l’association Cabiria pour un statut reconnaissant le métier de prostituée. Elle ne fait pas pour autant l’apologie du bordel, "qui ne profite qu’au taulier". Non, Claire et son association ont voulu montrer en montant à Paris, que l’on pouvait en dehors de l’abolitionnisme et du réglementarisme des maisons closes, proposer une autre voie. Cette alternative qui laisserait la prostituée exercer librement son métier comme toute autre profession, aurait, selon elle, le mérite d’extraire la "travailleuse du sexe" du joug du proxénète. Cela lui permettrait ainsi d’effectuer son métier dans de meilleures conditions et limiterait certainement l’esclavage sexuel. Depuis l’occupation de l’église Saint-Nizier, les prostituées lyonnaises n’ont en tout cas pas perdu leur fibre militante. Et elles ont peut-être trouvé en la personne de Claire, la digne héritière d’Ulla.
Gregory Fiori
(1) Procédé généralisé par Act-Up, qui consiste à interrompre une manifestation en détournant l’attention des gens.
(2) Voir Lyon Capitale du 12 janvier 2000.